Les pelouses marnicoles du Tetragonolobo – Bromenion en Franche-Comté
Enquête sur un habitat patrimonial en mutation
La pelouse marnicole est un type de végétation herbacée à allure de prairie maigre, inféodé à une couche géologique particulière, les marnes oxfordiennes, souvent mises à nu par l’érosion. L’aspect de ces pelouses discontinues est assez différent des pelouses calcicoles à brome dressé et fétuques (Mesobromenion), parfois dominées par le brachypode, les petites laîches, parfois par la molinie
ou d’autres grandes poacées.
La texture du sol est très contraignante ; détrempée à la première averse et crevassée par la sécheresse estivale. L’amplitude des conditions hydriques conduit à cette singularité du Tetragonolobo – Bromenion : une juxtaposition curieuse de plantes xérophiles et hygrophiles que l’on trouve habituellement soit en pelouses calcicoles soit en tourbières alcalines.
De maigre intérêt agronomique, ces pelouses sont utilisées en pâturage temporaire, lorsqu’elles ne sont pas abandonnées à la fruticée de genévrier ou converties en
plantations de pins. C’est cette dernière transformation qui a particulièrement
suscité l’inquiétude des écologues, car elle menace l’ensemble du cortège, dépendant des stades pionniers. Quel est l’état actuel en Franche-Comté de ces milieux si particuliers et quelle peut être leur évolution ?
C’est ce que le CBNFC-ORI souhaite découvrir en débutant une enquête régionale sur toutes les stations connues.
Le produit d’une exploitation intensive du milieu
La plupart des végétations d’Europe de l’Ouest ont été influencées plus ou moins fortement par l’Homme, que ce soit par l’élimination, la sélection ou l’introduction
d’espèces ou bien une transformation globale du couvert par le déboisement, le pâturage, le travail du sol.
Les gisements de marnes oxfordiennes ont été utilisés très tôt en carrière – les marnières – dont le produit pouvait être destiné au chaulage des terres arables ou
à la fabrication de tuiles. Le biotope disponible fait donc suite au déboisement, au retrait du sol, au remodelage de la topographie et à l’exploitation agricole qui a suivi la cicatrisation de la végétation : pâturage, destruction des buissons par coupes ou incendies, culture de la vigne parfois. Ainsi, la plupart des pelouses marnicoles que l’on connaît aujourd’hui résultent de transformations profondes du biotope.
Originalité botanique
La confluence d’espèces de pelouses sèches et humides sur les pentes marneuses ne conduit pas toujours à une simplification des cortèges respectifs, comme on
pourrait l’attendre, avec certaines espèces très compétitrices qui prennent le dessus. Des faciès graminéens appauvris existent, mais la richesse spécifique peut exploser à la faveur de pratiques pastorales et d’une topographie accidentée.
Ces pelouses représentent dans notre région le milieu privilégié de plusieurs plantes remarquables comme le plantain serpentin (Plantago maritima subsp. serpentina),
le lotier maritime (Lotus maritimus), l’aster amelle (Aster amellus) et plusieurs gentianacées : la blackstonie perfoliée (Blackstonia perfoliata), la gentiane ciliée (Gentianopsis ciliata), la gentiane germanique (Gentianella germanica), les petites centaurées (Centaurium erythrea et C. pulchellum)...
Dans les concavités ou le long d’écoulements, la communauté bascule brutalement en pelouse hygrophile, marquée par l’extension de la molinie (Molinia caerulea, Molinia arundinacea), de la laîche bleuâtre (Carex panicea), de la parnassie (Parnassia palustris) et l’apparition d’éléments de bas-marais comme la laîche blonde (Carex hostiana) et l’épipactis des marais (Epipactis palustris). Avec un peu d’expérience, ce passage d’un syntaxon à l’autre se décèle sur le terrain, même s’il s’agit d’un continuum.
Lorsqu’intervient le piétinement des vaches qui remodèle ces sols plastiques, l’identification phytosociologique peut se compliquer.
Bilan stationnel régional : 1ère étape d'un plan de conservation
Le CBNFC-ORI s’est engagé, avec l’appui de son Conseil scientifique, à entreprendre durant son agrément actuel (2014-2018) un premier bilan
stationnel d’un type de végétation parmi les plus menacés et de le poursuivre par un plan d’actions en partenariat avec les gestionnaires d’espaces naturels.
Cliquez sur le schéma ci-dessous :
Pour la petite histoire…
Germaine Pottier-Alapetite est la première botaniste à avoir démontré la singularité de cette végétation dans une étude remarquable consacrée à la flore jurassienne,
qui fut publiée à Tunis en pleine seconde guerre mondiale. Elle décrivit en 1943 « l’association à Plantago serpentina et Tetragonolobus maritimus » et reconnut deux « faciès » l’un à Plantago maritima subsp. serpentina établi sur les emplacements neufs, sur sol presque horizontal, l’autre à Blackstonia perfoliata sur les sols plus drainants, en pente sud en moyenne. Bien que le rang syntaxonomique de ces variantes serait discuté aujourd’hui, celles-ci se repèrent tout à fait sur le terrain.
La plupart des stations relevées à l’époque par Pottier-Alapetite entre Besançon et Salins-les-Bains existent toujours et ont fait l’objet de nouveaux relevés.
Ces données précieuses pourront être le support d’une analyse diachronique, 70 ans plus tard.
Une concentration des stations dans les vallées profondes des plateaux calcaires
Les surfaces les plus importantes de Tetragonolobo – Bromenion se trouvent là où l’érosion a mis à nu les plus grandes étendues de marnes. Les vallées de la Loue et du Lison, la Combe d’Ain et les autres vallées encaissées au sud du Jura oncentrent les principales stations. D’autres foyers plus modestes s’observent dans
le Belfortain, le Pays dolois, le Dessoubre et le secteur de Champlitte. La catégorisation des sites et la définition des objectifs de gestion s’établiront au sein de chacun de ces secteurs identifiés, en concertation avec les partenaires techniques locaux.
Un regard sur les menaces
à nuancer
Les stations de pelouses marnicoles encore existantes aujourd’hui figurent clairement à la marge des exploitations agricoles. Beaucoup présentent des signes
d’utilisation temporaire avec de forts recouvrements arbustifs.
Néanmoins, ce phénomène ne peut être considéré systématiquement comme négatif. Si l’on perçoit l’habitat dans son intégralité, la pelouse « ourléifiée », semi-fermée, est un stade optimal pour la faune patrimoniale.
D’un point de vue floristique, il faut aussi noter que la plupart des espèces caractéristiques du Tetragonolobo – Bromenion se maintiennent en situation d’ourlet, et même sous les arbustes ; en revanche, leur abondance diminuera fortement. Ainsi dans un contexte d’usage très extensif, c’est de la surface de la station que dépendra l’appréciation de l’état de conservation. Un autre cas de pratique agricole – avec un effet inverse quoiqu’il puisse se combiner au cas précédent – est celui des sites très parcourus par le bétail. Le surpiétinement semble évident sur certains sites pâturés dès le printemps et dont les surfaces de sol à nu sont importantes, avec certaines portions totalement cimentées. Encore une fois, l’impact sera appréhendé différemment selon les sites et selon la gestion du troupeau.
Les plantes caractéristiques du Tetragonolobo – Bromenion semblent très résistantes au remodelage de leur station ; l’action des sabots et de la dent des bovins pourrait leur profiter. Reste à définir jusqu’à quel point.
Dans une discussion avec un éleveur ou un gestionnaire, c’est cette information qui permettra de définir une intensité de pâturage acceptable, en termes de période, de
durée et de chargement en fonction de la surface de la parcelle et de sa composition
phytocénotique.
Le cas des plantations de pins et de leur progression est probablement le plus préoccupant, après évidemment celui de l’extension urbaine.
Le premier cas est difficilement remédiable dans les propriétés privées sans contraintes réglementaires – cas des stations dépourvues d’espèce protégées – car il est possible que la plantation soit considérée comme une (médiocre) valorisation économique des coteaux marneux. Un des principaux enjeux pour la pérennité des pelouses est donc l’information des communes sur l’intérêt patrimonial de ces sites considérés trop souvent comme des « vides » boisables ou constructibles.